L’un enflamme le flamenco, l’autre réinvente le klezmer des Juifs d’Europe centrale. Avec les solistes Diego Amador et Denis Cuniot, le piano change d’airs...
Diego le Sévillan et Denis le Parisien ne se sont jamais rencontrés. Mais chacun de leur côté, ils injectent un sang neuf dans la musique de leurs origines, le flamenco pour l’un, le klezmer pour l’autre. Leur credo commun : le piano solo. Cheveux gominés et crantés jusqu’aux épaules, Diego Amador, 34 ans, est né dans la Cité des 3000, à Séville, au son du cante de fragua, le « chant libre » des forgerons gitans. Rien ne le prédisposait au piano, instrument de nantis, fait pour les salons, si peu adapté aux musiques du voyage. « Les disques ont été mon seul apprentissage, je les rayais impitoyablement à force de remettre toujours les mêmes morceaux. »
Mèche baladeuse sur le front et look d’intello rive gauche, Denis Cuniot, 53 ans, est lui l’enfant de militants communistes du 11e arrondissement de Paris : père comptable devenu comédien sur le tard, mère née dans le ghetto de Varsovie, amatrice d’opéra et de berceuses yiddish. « Alors que mes copains n’écoutaient que les Beatles et les Stones, je passais des heures à me repaître de la Passion selon saint Matthieu, de Bach. »
Dès l’adolescence, les deux apprentis musiciens commencent à virer de bord. Diego s’enflamme pour les disques de fusion de ses frères aînés, et ne jure plus que par Herbie Hancock, Chick Corea, Weather Report. Son obsession : devenir pianiste de jazz. De son côté, Denis découvre « le free dans sa dimension politique avec toute l’aura du mouvement Black Power aux Etats-Unis ». Et il hante les concerts d’Albert Ayler, Archie Shepp, Cecil Taylor.
Hélas, pas le moindre clavier à l’horizon de la Cité des 3000. La rencontre de Diego avec l’instrument aura donc lieu... dans un magasin de musique. « Je me suis assis, j’ai joué un accord et je me suis dit : "Oh là là, qu’est-ce que j’en ai rêvé !" » Faute d’un vrai piano - beaucoup trop cher -, Diego se contentera longtemps d’un clavier électrique pour accompagner les grands chanteurs andalous. « Les puristes du flamenco étaient très stricts. Je suis souvent rentré chez moi en pleurant parce que les organisateurs de festivals n’acceptaient que les guitares... »
Habité par la rage de jouer, il passe des journées entières à s’initier, en autodidacte, à son nouvel instrument. Mais la musique de ses ancêtres le rattrape et il se fait multi-instrumentiste, féru aussi bien de basse que de batterie et de guitare. Sa véritable voie, il la trouve enfin, au « piano jondo ». Seul à son clavier, y ajoutant, sur disque, en re-recording, dans son studio personnel, des échos de guitare et de mandoline, il revisite les attaques, les esquives et les syncopes du cante jondo, le chant profond andalou. Parfois sa voix enrouée, fiévreuse et nasale s’élance, prolongée par d’incandescentes rafales pianotées. Ses notes d’ivoire sonnent comme les cordes d’une guitare, en moins métallique, plus charnel, plus pulpeux.
Pour Denis Cuniot, devenu jazzman et prof de musique, le déclic klezmer a lieu à l’aube des années 80, quand il entend pour la première fois la clarinette funambule de Giora Fiedman. « Tout d’un coup, je comprends que c’est mon véritable langage, celui de ma mère, celui de mes racines culturelles. » Musique de mariage née dans les ghettos juifs d’Europe de l’Est, le klezmer se jouait d’abord au violon. « Les romanciers de langue yiddish de la fin du XIXe siècle décrivent bien les klezmorim, ces instrumentistes itinérants qui vont de noce en noce en échange du gîte et du couvert. Il y a quelque chose dans leur musique de l’ordre du nomadisme, de l’exil, des pogroms. » Dans le sillage des fanfares militaires, la clarinette y arrivera en conquérante, bientôt rejointe par l’accordéon et le cymbalum. « Sur les disques des années 20, on entend parfois le rabbin interrompre l’orchestre pour faire pleurer tout le monde, y compris la mariée, en rappelant les aïeux disparus, et hop, la musique reprend et aussitôt, tout le monde danse. » De sanglots étouffés en éclats de bonheur, sur de lumineuses mélodies empruntées aux comptines et aux berceuses, son album Confidentiel Klezmer (coup de coeur 2007 de l’Académie Charles-Cros) conjugue l’ornementation orientalisante des traditions balkaniques, et l’ivre tournoiement des mystiques hassidim. Le tout avec une rare intensité introspective teintée de jazz, de classique et de contemporain.
Au sein de diverses formations, du duo au big band, Cuniot fut un des plus ardents artisans du renouveau klezmer. « En France, le nombre de formations amateur a explosé au début des années 2000. Chaque fanfare a désormais un ou deux airs klezmer à son répertoire, et le genre commence à s’affranchir du communautarisme. Du coup, je me sens libéré du devoir de transmission. Je me définis avant tout comme un musicien de chambre : j’ai envie de faire entendre le klezmer loin des fanfares et du folklore. Car c’est une musique que l’on peut apprécier aussi en dehors de la fête. »
Diego Amador pourrait sans doute énoncer la même profession de foi, lui qui tient tant à se démarquer de la rumba balloche dont la légèreté rutilante fait de l’ombre aux aspects les plus arides, mais aussi les plus envoûtants du flamenco. Son jeu reste hanté par la guitare. « J’ai la six-cordes dans les doigts et dans la tête, quel que soit l’instrument que je joue. Le piano va moins vite aux entrailles du flamenco, mais il permet d’allier plus facilement la mélodie et l’harmonisation. » Denis Cuniot confirme : « Le piano ne remplace pas l’orchestre, mais il se prête au chant, au rythme, au contrepoint, voire à la polyphonie. »
De retranscriptions en transpositions intégrant des instruments qui trimbalent avec eux d’autres traditions, d’autres cultures, de nouvelles musiques s’inventent. Littéralement, « klezmer » signifie « l’instrument de la voix », car le genre est né d’une retranscription au violon du chant synagogal. Par le même processus, en adaptant les mélodies du blues et du gospel aux cuivres et aux guitares, les Noirs américains ont créé le jazz et jeté les bases du rock. La plupart des musiques urbaines du XXe siècle - salsa, samba, tango, reggae - sont issues de pareilles mutations, alliant le tambour des esclaves africains aux instruments des colons européens. La ronde s’accélère avec les mixtures nées de la mondialisation galopante. Toutes ne sont, hélas, pas aussi innovantes que le piano solo d’Amador et de Cuniot.
Eliane Azoulay